Tien Hwang, directrice associée de MOZ, est intervenue le jeudi 19 mai 2022 à la Table ronde Utopies en situations à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon (ENSAL). Voici ci-après l’article complet rédigé dans le cadre de ce séminaire Paysages habités.

Le mot « utopie » a été exploré, interprété et réinventé comme l’illustrent les différents articles liés à la Table ronde Utopies en situations – l’idéal à l’épreuve du réel. Il est intéressant de voir comment un mot inventé pour le besoin d’un récit idéologiste peut devenir pluriel et pluridisciplinaire.

L’intitulé de ce troisième axe « Vivre après l’utopie » suggère que l’utopie a été réalisée et vécue. Plus encore, elle a été un échec dont on a besoin de se débarrasser. Comme soulevé très justement dans l’article « L’utopie est-elle vouée à l’échec ? », l’utopie n’est pas un objet qui a une vocation existentielle, mais un « incubateur d’idées, un moyen de se détacher du réel pour concevoir mieux ou autrement ».

Cette utopie comme processus de création est indispensable, plus que jamais, dans l’époque où nous vivons, pour réinventer le monde, ou plutôt, pour réinventer notre rapport au monde.

L’enjeu du vivant au XXIe siècle

Nous vivons une crise historique sans précédent. Cette crise n’est pas seulement climatique, environnementale ou humanitaire, c’est une crise civilisationnelle et philosophique.

Le terme « crise » doit être utilisé avec prudence. Une crise, par définition, est un état critique, instable et temporaire après lequel tout rentre dans l’ordre. Ce que nous sommes en train de vivre, est le dépérissement de la vie sur Terre. C’est la 6e extinction de masse. Ce n’est pas un état temporaire, mais un effondrement rapide de la biodiversité et de manière irréversible. Le mot « crise » pourrait donc nous laisser croire que nous pouvons sauver notre planète par des solutions techniques et technologiques comme la décarbonation et la croissance verte.

Il est important de rappeler que la Civilisation occidentale, caractérisée par l’industrialisation et le capital, a détruit en quelques décennies la moitié de la vie que la planète Terre a mis plus de 3 milliards d’années à construire. La population mondiale de vertébrés a diminué de moitié en 40 ans.

80% du végétal qui pousse en France sert à nourrir des animaux d’élevage, destinés eux-mêmes à nourrir les humains. La biomasse des animaux d’élevage dans le monde est 12 fois supérieure à la biomasse des animaux sauvages. L’étalement urbain et la mobilité croissante de la population mondiale détruisent les habitats de la faune sauvage.

La Civilisation occidentale entretien un rapport profondément dominateur et ascendant sur le vivant. Cette civilisation nous a conduit à un vision court-termiste dont l’objectif est le confort matériel et la production de richesses au détriment du vivant. Cette Civilisation a oublié que la vie humaine est interdépendante du vivant.

Cette Civilisation qui s’est imposée comme le modèle international durant les dernières décennies est profondément anthropocentrique. Elle considère que la nature est une ressource que l’on peut exploiter sans limites. A ce titre, la façon dont on utilise le mot « Environnement » en est le syndrome : tout ce qui n’est pas humain c’est tout ce qui est autour des humains. Cette pensée binaire est trop simpliste pour nous permettre d’aborder le problème complexe et multifactoriel que représente l’effondrement de la vie sur Terre. La vie dont fait partie l’être humain lui-même.

Ainsi croire en la transcendance de l’être-humain est « biologiquement faux, poétiquement triste et philosophiquement abjecte » (Aurélien Barrau).

Des utopies en échec

Cet anthropocentrisme est parfaitement illustré dans le recueil d’articles. Nous avons inventé le chemin de fer et la locomotive à vapeur. Alimentée en charbon, cette dernière a marqué non seulement le début de l’ère industrielle, mais aussi le grand bond en avant du dérèglement climatique. Le transport et la mobilité toujours croissante des populations représentent aujourd’hui 25% des émissions de gaz à effet de serre.

Nous avons inventé la station de ski et le tourisme de masse hivernal. Pour notre divertissement, nous détruisons des forêts et des pelouses alpines qui abritent une vie foisonnante, nous épuisons les nappes phréatiques pour alimenter les canons à neige. Quand même les canons à neige ne suffisent plus à faire fonctionner la station, nous abandonnons le site en laissant les infrastructures sur place.

Nous avons inventé le centre commercial qui génère de nouveaux besoins pour nous faire croire que nous ne possédons jamais assez d’objets. Par ailleurs, il est surprenant de voir comment l’acte d’achat renforce le sentiment de toute puissance chez les humains. En forme de parallélépipède entouré de grandes nappes de parking ou en architecture futuriste, ces temples de (sur)consommation résument l’image d’une économie dictée par la croissance infinie qui n’est pas soutenable par définition sur une planète aux ressources limitées.

Ces utopies réalisées répondent à des aspirations de leur époque. Le contexte historique et sociétal est intrinsèque aux pensées utopistes et sont nécessairement obsolètes. Seul l’exemple de l’écoquartier n’est peut-être pas encore obsolète. Nous avons inventé un lieu de vie avec un mode de fonctionnement engagé, sobre et en harmonie avec le vivant. Toutefois, l’engagement crée le communautarisme et la gentrification du quartier. Cette écologie élitiste devrait s’ouvrir et évoluer pour devenir plus inclusive.

Du désenchantement au réenchantement

La transformation de la société par l’industrialisation est décrite comme le « désenchantement du monde » par Max Weber, sociologue allemand (L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme, 1904). Considéré comme un progrès, la raison et la science s’imposent à nous. Nous avons refoulé nos sens émotifs et notre lien sensible avec le monde à travers la croyance et la magie. Nous les avons remplacés par les faits vérifiés et explicables, la Science.

Certes, la Science nous aide à diagnostiquer l’état du monde. Elle identifie les problèmes, elle nous donne les chiffres. Elle peut effectivement proposer des solutions techniques, technologiques pour créer un monde meilleur. Mais encore faut-il que nous définissions ce monde meilleur (utopie ?). Il serait inutile voire contre-productif de sauter dans un train sans en connaître la destination.

Aujourd’hui, nous avons besoin plus que jamais de la pensée utopiste pour réenchanter le monde. Nous devons réinventer notre rapport au vivant.

La pensée écologiste est née dans les années 60. L’éveil de la conscience écologique est extrêmement lent par rapport à la vitesse de destruction de la vie. Pour incurver cette trajectoire, il nous faut être audacieux, il nous faut être créatif, il nous faut être philosophe.

Il est nécessaire de rappeler que l’utopie est avant tout une notion philosophique, une aspiration vers un monde meilleur. La création architecturale peut parfois constituer un piège qui emprisonne notre liberté de penser en fabriquant une réalité rassurante mais trompeuse.

Les utopies marines en sont un exemple concret. L’architecte nous promet des villes flottantes « autosuffisantes et zéro émission carbone ». Soit, mais avant de réaliser ce rêve façon Jules Verne, ne devons-nous pas d’abord réfléchir aux problèmes planétaires tels que les continents de plastiques au cœur de nos océans, le chalutage profond détruisant les fonds marins, la réduction de la production de plastiques ?

Quel est le sens du métier d’être architecte au XXIe siècle face à cette triple crise dérèglement climatique, érosion de la biodiversité et pollution ? Notre responsabilité ne doit-elle pas être à la fois dans l’acte de construire et l’acte de penser ?